Nos données nous permettent de documenter à quel point un choc comme la pandémie de COVID-19 déplace la représentation médiatique de la science selon des perspectives quantitative (plus de science?) et qualitative (quelle science?). Nous abordons ces deux perspectives à tour de rôle.
Part du contenu médiatique
La
figure 3 donne la proportion d’articles à caractère scientifique pour l’ensemble du premier semestre de chaque année depuis 2017. Trois résultats sont à signaler.
Tout d’abord, la proportion d’articles à caractère scientifique (entre 4 et 7%), quelle que soit l’année, est généralement plus élevée que les résultats rapportés dans les études précédentes mentionnées ci-dessus (moyenne autour de 2% et toujours sous 4%). Cet écart n’est probablement pas une particularité franco-canadienne, mais plutôt dû au fait que nous adoptons un cadrage élargi du contenu scientifique.
Deuxièmement, on observe une tendance à la hausse de la proportion d’articles à caractère scientifique au cours des quatre années étudiées. De 4,1% en 2017, la proportion est passée à 4,8% et 5,5% en 2018 et 2019 respectivement pour atteindre 6,5% en 2020. La croissance de cette proportion a été la plus forte entre 2019 et l’année de la pandémie, mais la proportion de science était déjà en hausse dans les médias franco-canadiens au cours des années précédentes
2. Il serait prématuré de conclure que la croissance prépandémique signale une tendance à la hausse à long terme plutôt qu’une phase dans un comportement cyclique de la proportion d’articles à caractère scientifique.
Troisièmement, la proportion d’articles à caractère scientifique a atteint des sommets sans précédent lorsque la première vague de la pandémie était à son apogée et elle a diminué lorsque cette première vague s’est atténuée. Il existe donc une forte association positive entre le contexte de la pandémie et une proportion plus élevée d’articles à caractère scientifique dans les médias. Comme on s’y serait attendu, les articles qui font explicitement référence à la COVID-19 sont plus susceptibles d’être liés à la science : notre sous-corpus mentionnant la COVID est deux fois plus étroitement lié à la science (9,5%) que celui qui n’en fait pas mention (4,7%; voir l’annexe technique pour une analyse approfondie). En outre, nous constatons que le contexte pandémique a éclipsé les autres contenus scientifiques : 5,8% des articles ne traitant pas de la COVID étaient liés à la science en janvier et en février; cette proportion est tombée à 3,8% entre mars et juin 2020.
En somme, ces résultats corroborent l’hypothèse que la pandémie a augmenté, dans une perspective quantitative, la présence médiatique de la science. Comme la tendance était déjà à la hausse et que notre période est trop courte pour modéliser la tendance à long terme de la proportion d’articles liés à la science, il n’est pas possible de distinguer de façon statistiquement rigoureuse l’augmentation de la proportion attribuable au choc de la pandémie et l’augmentation attribuable à une tendance plus générale. Cependant, nous pouvons mettre une borne supérieure crédible à la part attribuable à la pandémie : ce choc majeur n’a fort probablement pas augmenté la part de contenu scientifique de plus de 20% (ou de 1,2 point de pourcentage) puisque cette ampleur d’effet demanderait que la tendance générale à la hausse depuis 2017 se soit totalement arrêtée entre 2019 et 2020.
Intensité de l’intérêt du public
L’attention des médias ne se traduit pas nécessairement par une plus grande attention de la part du grand public. Le contexte de la pandémie a-t-il donné un coup de pouce spécifique à l’intérêt du grand public envers les nouvelles liées à la science? Pour répondre à cette question, nous nous tournons vers les données de notre corpus de publications Facebook.
À chaque publication Facebook de notre liste de médias, nous associons trois caractéristiques :
1.
A-t-elle été publiée pendant la période COVID (mars à juin 2020) ou avant celle-ci (mars à juin, de 2017 à 2019)?
2.
Fait-elle explicitement référence à la science (sur la base de notre dictionnaire standard)?
3.
Quelle est la somme des interactions (partages, réactions, commentaires), ce que Facebook appelle « engagement »?
Ces questions peuvent être reformulées ainsi : dans les pages Facebook des médias, les interactions suscitées par les publications liées à la science ont-elles été plus grandes pendant la pandémie?
Afin de répondre à cette question, nous avons comparé la distribution des interactions pour nos quatre catégories de publications (prépandémie ou non; liées à la science ou non). Étant donné que la distribution des interactions est fortement asymétrique (une petite proportion de publications comporte des valeurs extrêmement élevées), nous prenons le logarithme de cette variable. La
figure 4 représente la distribution de chacun des quatre types de publications.
On remarque que la distribution des interactions pour les publications liées à la science pendant la COVID est décalée vers la droite par rapport aux autres types de publications. Cette distribution tend à soutenir l’affirmation selon laquelle le grand public a accordé plus d’attention à la science pendant la pandémie. De plus, la figure montre que même avant la pandémie, la science suscitait davantage d’interactions que les publications non scientifiques qui, par ailleurs, provoquaient autant d’interactions dans Facebook avant la pandémie que pendant. En d’autres mots, le changement d’attention relative semble être spécifique aux publications liées à la science.
Des tests statistiques par un modèle ANOVA et par une régression linéaire corroborent la conclusion selon laquelle les publications Facebook des médias francophones du Canada ont généré plus d’interactions lorsqu’elles étaient liées à la science et dans le contexte de la première vague de la pandémie (voir l’annexe technique pour l’analyse statistique).
Quelle a été l’ampleur de ce « surplus » d’interactions pour ce qui est des publications relatives à la science? Nous présentons dans le
tableau 2 les moyennes géométriques issues de notre analyse de régression.
La moyenne géométrique des interactions suscitées par les publications Facebook liées à la science a ainsi augmenté de 21% pendant la pandémie (moyenne de 352) comparativement aux années prépandémiques (moyenne de 290). Les publications liées à la science dans les années précédant la pandémie généraient déjà plus d’interactions que celles qui ne l’étaient pas (moyenne géométrique supérieure de 23%). Ce résultat suggère que le champ médiatique sous-estimait avant la pandémie à quel point la représentation de la science pouvait intéresser le public. Mais le contexte de la pandémie semble avoir particulièrement stimulé les abonnés de Facebook : la moyenne géométrique des interactions avec les publications médiatiques liées à la science a été de 46% supérieure à celles qui n’étaient pas liées à la science. En outre, il n’y avait pratiquement pas de différence (seulement 3%) entre les périodes COVID et pré-COVID pour ce qui était des interactions sur les contenus non scientifiques
4.
Pour approfondir notre étude des interactions dans les publications à caractère scientifique, nous avons examiné leur distribution temporelle. La
figure 5 indique clairement que la somme des interactions a été nettement supérieure à la normale lors de deux périodes bien précises de la première vague de la pandémie :
La première période correspond aux premiers jours de l’urgence sanitaire au Québec (
Gouvernement du Québec, 2020). Le public semble avoir été particulièrement friand d’information durant cette période et toutes les publications liées à la science qui ont suscité un grand nombre d’interactions concernaient la pandémie. La plus populaire, publiée le 23 mars 2020 par Radio-Canada, portait sur le lancement imminent d’une étude sur un traitement possible de la COVID-19. Les deuxième et troisième publications les plus populaires, toutes deux publiées par TVA Nouvelles, traitaient respectivement d’un nouveau-né porteur de la maladie et de traces du coronavirus retrouvées sur le bateau de croisière Diamond Princess 17 jours après le départ des passagers et de l’équipage.
La deuxième période durant laquelle les interactions ont atteint des sommets se situe au cœur de la première vague. À nouveau, la COVID se retrouve dans les publications ayant généré le plus grand nombre d’interactions : la possibilité que le virus soit également transmissible sexuellement, la découverte d’une nouvelle souche, les risques d’une réouverture trop rapide des écoles, la mort suspecte d’un chercheur travaillant sur la COVID aux États-Unis et les réactions négatives des scientifiques aux suggestions d’autotraitement faites par Donald Trump. La seule publication liée à la science qui n’était pas liée à la pandémie traitait des premières observations de frelons asiatiques (« murder hornets ») en Amérique du Nord.
En résumé, la science, plus particulièrement la science associée à la COVID-19, a suscité un nombre plus important d’interactions dans Facebook pendant la première vague de la pandémie. Il faut toutefois garder à l’esprit que ces publications partagent de nombreuses caractéristiques avec ce que l’on peut appeler un contenu « viral ». Il s’agissait de nouvelles qui étaient plus sensationnelles que réellement pertinentes ou significatives par rapport à l’ensemble des informations relatives à la COVID-19 et véhiculées par les médias au cours de la première vague de la pandémie.
Fonctions de la science
Premièrement, nous proposons de nous concentrer sur les verbes qui caractérisent la couverture médiatique de la science avant la pandémie (2017–2019) et pendant la pandémie (mars à juin 2020). Se concentrer sur les verbes est une stratégie pour éviter de ne voir que la différence thématique (la science de la pandémie par rapport aux autres sciences), car il va de soi que les noms et adjectifs liés aux questions de santé publique sont extrêmement plus présents dans le corpus 2020. À l’aide d’une analyse morphosyntaxique, nous avons repris tous les verbes des paragraphes
5 identifiés comme étant liés à la science dans les articles publiés entre mars et juin de 2017 à 2020. Sur la base des fréquences relatives de ces verbes en 2017–2019 par rapport à 2020, nous pouvons extraire les verbes les plus caractéristiques de chaque période. La
figure 6 présente ces verbes les plus caractéristiques
6.
Le graphique de droite montre que la plupart des verbes de 2020 sont fortement associés à la santé publique et à la gestion de la pandémie. Les 10 verbes les plus caractéristiques de cette période sont : infecter, contracter, transmettre, rouvrir*, propager, contaminer, immuniser, tester*, lutter, fermer*. Certains verbes (marqués d’un astérisque) sont clairement liés à l’action du gouvernement, mais ils sont aussi tellement liés à la pandémie que nous ne devons pas surinterpréter ce qu’ils représentent.
Les verbes caractéristiques de 2017–2019, pour leur part, sont simultanément non caractéristiques de 2020. Il s’agit de : découvrir, participer, améliorer*, intéresser, organiser, consommer*, expliquer, présenter, permettre, subir*. La plupart de ces verbes (ceux sans astérisque) sont fortement liés à la représentation de la science en tant qu’institution permettant de comprendre le monde. Ils laissent au lecteur l’image d’une science qui devrait « intéresser » le public parce qu’elle vise à « découvrir » et à « expliquer ». Quelques autres verbes (ceux avec un astérisque) sont plus fortement associés à la science comme offrant des « nouvelles utiles » liées à la santé : ils disent aux lecteurs comment la science peut « améliorer » leur vie, comment elle peut les aider en tant que « consommateurs » ou comment elle peut les soulager de ce qu’ils « subissent ».
Conformément à notre hypothèse, la représentation médiatique de la science pendant la première vague de la pandémie a moins mis en relief deux images du cadrage étroit : la science comme une quête détachée pour comprendre le monde et la science comme fournissant des applications pratiques pour améliorer la vie du lectorat. Quelle représentation a alors pris le plus de place pendant la pandémie? Notre hypothèse est que l’image de la science comme conseillère du gouvernement a gagné beaucoup de terrain.
Pour la vérifier, nous nous sommes demandé si le champ sémantique « gouvernement » a été plus fortement associé aux paragraphes relatifs à la science pendant la pandémie qu’avant. Nous avons à nouveau utilisé une méthode basée sur un dictionnaire pour faire cette évaluation. Nous nous sommes appuyés sur le système d’analyse sémantique UCREL (
Rayson et al., 2004). Nous avons utilisé la version francophone de ce système
7 que nous avons améliorée en remplaçant le vocabulaire spécifique à la France ou à l’Europe par des mots davantage liés aux contextes canadien et québécois. Ce système contient un champ sémantique baptisé « G. Gouvernement et domaine public ». Il est divisé en différentes rubriques. Seules les suivantes étaient utiles pour nos objectifs : « G1.1 Gouvernement, etc. », « G1.2 Politique » et « G2.1 Ordre public ». Ces trois champs sémantiques représentent trois domaines du « politique », respectivement l’action gouvernementale, la politique partisane et électorale, et les systèmes légal et pénal.
Pour chacun de nos deux corpus d’articles (2017–2019 et 2020), nous avons calculé la proportion de paragraphes à caractère scientifique qui incluent des mots associés aux champs sémantiques G1.1, G1.2 et G2.1. Notre hypothèse implique, d’une part, que nous devrions trouver en 2020 une proportion plus élevée de paragraphes associés à G1.1 (gouvernement) et que, d’autre part, les proportions de paragraphes liés à G1.2 (politique partisane) et G2.1 (ordre public) ne devraient pas être plus élevées pendant la pandémie qu’avant. Le contraste avec ces deux derniers domaines nous permet donc de tester si la science est en lien avec l’action gouvernementale même plutôt qu’avec une notion plus inclusive du politique.
Le
tableau 3 confirme fortement notre hypothèse. Nous constatons que 24,1% des paragraphes liés à la science sont identifiés comme étant liés au champ sémantique G.1.1 (gouvernement) pendant la pandémie alors que cette proportion était de 20,3% en 2017–2019. À l’inverse, les champs sémantiques G1.2 (politique partisane) et G2.1 (ordre public) ont été davantage associés aux paragraphes à caractère scientifique avant la pandémie que pendant.
Il faut dire que notre approche est différente de celle que Hart et ses collègues ont utilisée lorsqu’ils ont examiné la politique en opposition à la science (2020). Ils ont établi une corrélation entre une moindre mention de la science et une plus grande politisation de la pandémie de COVID-19, ce qui semble en phase avec le paysage politique et médiatique des États-Unis. Nous avons plutôt choisi d’examiner avec quelle intensité les différents domaines du politique sont associés à la science, puisque nous avons étudié les termes liés à nos trois champs sémantiques uniquement à l’intérieur de notre corpus lié à la science. Nos conclusions sont similaires à celles de
Crabu et ses collègues (2021, p. 1) qui montrent que les sciences ont été quelque peu instrumentalisées par les médias qui les ont « configurées comme un corps subsidiaire de connaissances et d’expertise à mobiliser comme un auxiliaire ... utile pour légitimer l’extension du politique sur la gouvernance en temps d’urgence ». Nous n’irons cependant pas jusqu’à dire, comme eux, que la science a été « dépassée » (
overwhelmed) par le politique.
Une science plus incertaine?
Nous abordons maintenant la deuxième hypothèse étudiée dans cette section : la science dans le contexte de la pandémie est-elle représentée comme étant plus instable, moins certaine? Un premier indice permettant de répondre à cette question par l’affirmative vient des verbes de la
figure 6 : un verbe caractéristique du corpus 2020 est « pouvoir ». Les constructions avec des formes conjuguées de ce verbe expriment fréquemment un état possible, mais incertain.
Puisque l’utilisation des formes conjuguées du verbe « pouvoir » n’est qu’une façon d’exprimer l’incertitude, nous avons besoin d’un outil plus raffiné pour la détection de celle-ci. Malheureusement, les outils pour ce faire sont généralement en anglais et sont spécifiques à un domaine, comme la santé, par exemple (pour un survol, voir
Dalloux, 2017). En français, nous n’avons connaissance que d’un seul corpus annoté à des fins de détection de l’incertitude, mais il est composé de cas cliniques en médecine (
Grabar et al., 2018).
Par rapport à la littérature technique sur la détection de l’incertitude, notre objectif est relativement modeste
8 : nous ne cherchons qu’un indicateur qui nous permettrait de déterminer de manière fiable lequel de deux corpus véhicule le plus fréquemment l’incertitude. Nous avons ainsi codé une règle pour identifier les phrases véhiculant de l’incertitude. Cette règle est une traduction partielle de l’anglais des modèles utilisés pour la détection de l’incertitude dans un système expert récent, NegBio (
Peng et al., 2018). La règle prend en compte la présence de termes tels que « possible » et « probable », ainsi que la présence de verbes au conditionnel, ce que font également Grabar et ses collègues (voir l’annexe technique pour plus de détails). Cette règle n’est pas parfaite, mais nous sommes confiants qu’elle est en mesure de trouver de manière fiable quel corpus véhicule le plus d’incertitude. Ainsi, en prenant la proportion de phrases détectées comme véhiculant de l’incertitude dans chaque corpus, nous pouvons faire un simple test d’égalité des proportions.
Le
tableau 4 indique que le contenu scientifique pendant la pandémie est plus fortement associé à l’instabilité : la proportion de phrases détectées comme véhiculant de l’incertitude est de 25% supérieure à celle des trois années précédentes. Ce résultat corrobore notre hypothèse selon laquelle, lors de la première vague de COVID-19, la science a été présentée davantage comme étant « en devenir » que « prête à l’emploi » dans la couverture médiatique.